Les œuvres d'Anne-flore Cabanis contiennent deux composantes primordiales qui s'attirent et se repoussent : le temps, et l'espace. A ces deux éléments, elle apporte la ligne comme une attache essentielle. Expliqué de cette manière, son travail semble simple, presque basique. Mais il n'en est rien.
L'impression de simplicité provient principalement de la connaissance passée, celle qui a fixé le temps à une horloge perpétuelle. Indomptable, constant, sans début, sans fin. Et ces termes définissent aussi parfaitement l'espace tel qu'il fut considéré par la science jusqu'au début du XXème siècle. Mais Anne-Flore Cabanis est une artiste du XXIème siècle. Entre ces deux périodes tout a changé. Les théories d'Einstein, dont l'apparition en 1905 se rapproche, remarquablement, de l'apparition de l'abstraction dans l'art occidental en 1910 – 1915, sont fort difficiles à comprendre, et encore plus à visualiser, tant elles contredisent notre interprétation de ce qui nous entoure. Selon Einstein, le temps et l'espace peuvent se compresser ou s'étirer ad libitum. Pire : les deux sont si profondément liés qu'ils ne peuvent exister qu'en dépendant l'un de l'autre de façon intime, presque charnelle. En tant qu'êtres humains il ne nous est possible d'avoir conscience de cette absence de solidité que de façon imaginaire. Le temps cherché ou perdu, les distances qui nous séparent ou nous rapprochent. Nous ne pouvons en aucune manière voir, objectivement, cette réalité physique. Quoique...
Quoique... Les œuvres d'Anne-Flore Cabanis portent à l'attention de qui les côtoie une compréhension profonde, immédiatement et spontanément, par la réflexion qu'elles lancent mais aussi plus directement peut-être par les impressions qu'elles laissent. Ces effets découlent de la pensée personnelle de l'artiste, de ses sensations autour de cette réalité complexe, plutôt que de théories mathématiques qui, si correctes qu'elles puissent être, restent d'une opacité quasi-invulnérable. C'est qu'Anne-Flore Cabanis manie l'espace, son espace, notre espace, comme elle interroge le temps : instinctivement d'abord.
C'est à travers ses installations de grande taille que cette mise en lumière de l'espace apparaît le plus immédiatement. De longues lignes droites traversent de part en part un lieu qui jusque là semblait vide, soulignant ainsi la présence d'un volume disponible pour l'artiste comme pour tous ceux qui passent (Espace de rêves, rêve d'espaces, Boulogne-Billancourt, 2020 ; Connexions, Centquatre Paris, 2012). Ceux qui les traversent, les suivent et les franchissent portent alors une attention nouvelle à ce qui les entoure, et la présence de l'œuvre Anne-flore Cabanis modifie légèrement leur déplacement, de manière discrète, intangible. Et c'est là l'une des particularités de ces installations : au fil de leur géométrie et de leur dégradé de couleurs elles attirent le regard du visiteur, comme c'est attendu dans l'art en général, mais empruntant un autre aspect, plus matériel, ces installations se franchissent et de ce fait modifient la perception et le mouvement de ceux qui, pour un instant, partagent avec elles leur perception de leur propre déplacement. Courbe, attraction, répulsion, c'est alors tout un ensemble de propriétés quasi-physiques qui se mettent en place, et l'espace en est presque imperceptiblement modifié. Ces installations se basent sur des liens, des lieux, des points de départ différents de l'une à l'autre, et s'y lient d'une façon clairement définie et propre à chacune.
Ainsi, se situant dans le hall intérieur d'un bâtiment actuel, moderne mais empli de bureaux, l'installation Espace de rêves, rêve d'espaces se laisse visiter plutôt que juste voir. Elle suit et influence le passage de ceux qui jour après jour occupent ce lieu. Si au départ, sa nouveauté attirait une attention bien particulière, progressivement c'est une autre forme de lien à l'art qui s'est mise en place, sur la durée. Une relation ténue mais constante, qui modifie légèrement la manière de se mouvoir en sa présence, distord sans que l'on s'en rende compte la relation que l'on peut avoir avec une œuvre pour passer du simple regard à un partage, presque inconscient mais pourtant incontournable, de l'espace traversé, et des chemins suivis. C'est alors un lien direct, d'une contemporanéité actuelle, qui se met en place.
Ailleurs, comme par exemple près de la Plage de la grève blanche, à Tregastel, Anne-Flore Cabanis installe Trésor (2021), une suite de longues et fines bandes descendant en éventail depuis le sommet du rocher du roi Gradlon. Dans un lieu marquant, naturel et sculpté par le temps, le vent, l'érosion, mais aussi nourri d'histoires anciennes et légendaires. C'est alors une autre lien qui se fait entre l'œuvre et le l'attention qui lui est portée, les lignes venant rappeler, souligner, qu'au delà de l'espace qu'elles traversent et partagent avec nous, une histoire et l'imaginaire qui lui est rattaché sont bien là, nous parlant encore, comme un souffle, celui du vent. Comme un écho, celui de la pierre. Le temps, autrement. Au sol, dehors ou en intérieur, des collages de lignes droites d'Anne-Flore Cabanis, leurs lignes, leurs mélanges et leur zig-zag ont plusieurs fois discuté de ce mouvement humain et de son horloge, comme ce fut le cas pour Flux (2012), à l'aéroport de Nice ou Chronotopie (2013) dans les rues de Bruxelles. Là aussi, l'œuvre ne peut exister pour et par elle seule. L'interaction l'éveille.
Tout récemment, en 2022, ce sont les volumes souterrains des caves Pommery, à Reims, qu'Anne-flore Cabanis explore en y traçant des lignes sanglées qui suivent l'horizontale des tunnels (Direction) ou la verticale des puits (Aplomb), suivant ainsi d'une manière qui n'appartient qu'à elle l'insoutenable légèreté de la Rêveries, titre et thématique affirmée de cette exposition qui rassemble les artistes contemporains à trente mètres sous terre.
De manière plus légère, l'artiste travaille aussi sur les dimensions limitrophes, minimales de l'espace matériel, celles des œuvres, celles de tout objet. Alors que l'électronique moderne manipule ad nauseam l'image plane des écrans pour en générer une impression tridimensionnelle, Anne-Flore Cabanis se penche au contraire sur les limites de ces dimensions. Sur le côté presque imperceptible de ce que Marcel Duchamp dénommait 'inframince' et qu'elle joint en des surfaces qui deviennent ses Palimpsestes (2016). Ses dessins, réalisés à la fois sur le papier et sur le léger calque qui le recouvre, se lient alors et se mêlent, sans jamais pour autant se rencontrer. C'est là une autre limite de la réalité telle que nous la percevons : un et un ne deviennent pas nécessairement deux. L'œuvre se place en bordure de l'impossible, puisque si l'on ne le sait pas, on ne peut se rendre compte spontanément que les deux éléments sont séparés, et même si l'on connaît leur séparation, on ne peut la localiser avec certitude.
Densité (2011), dessin réalisé sur trois mois lors d'une résidence au 104, à Paris, se diffère légèrement de ces travaux en ce qu'il prend la forme d'une représentation concrète, et pas n'importe laquelle : un cerveau humain. L'organe-objet de la vie, de la pensée, celui aussi qui peut nous abandonner, et prendre fin. Sur ce concept, la signification de la ligne d'Anne-Flore Cabanis se matérialise à notre compréhension. Une seule ligne, qui ne se croise jamais, d'une longueur immense mais rassemblée sur une surface finie, qui trace ce qui, intérieurement, fait de nous ce qui nous sommes. Humains. Trois mois de dessin comme un temps d'exploration, sans précipitation. Une exploration à laquelle ce temps donne la profondeur que la surface du papier, la finesse presque immatérielle de la ligne nous feraient presque oublier.
Le jeu entre l'artiste, le temps et l'espace est infini. Il sont présents dans des œuvres dont l'huile sur toile produit à plat une perspective lumineuse de volume (Brumes, 2021). Présents dans des paysages abstraits faits de lignes murales peintes (Droites courbes, Paris, 2014), droites en angles, dont les couleurs changeantes apportent une profondeur qui se retrouve aussi dans un dessin monochromes (Sphère, 2010) dont la ligne ne se croise jamais mais propose par la seule modification de la densité de sa présence l'apparition d'une sphère. Présents dans des pièces sonores (Distorsion ; Dépêche-toi ; Balance-toi ; Ailleurs) accompagnant les lignes marquées de vibrations qui nous remplissent comme elles envahissent notre environnement. Partout, de l'angle net découle un volume flottant, de la ligne solitaire, un espace complet et sa durée fluide et mouvante, sans laquelle sa présence ne serait rien.
La présence. Si le mot est lâché, c'est que l'interprétation scientifique des œuvres d'Anne-Flore Cabanis ne peut se suffire à elle-même. Elle est nécessairement, à chaque instant, sous-tendue par une conscience sans laquelle elle ne serait, dit-on, que ruine de l'âme. Dès 2004, au terminal 5 de l'aéroport JKF de New-York, une ligne collée suit les méandres d'un escalier, rythmée par quatre notes jouées en canon par quatorze musiciens et qui, sur une partition anglophone, sont D-E-A-D, soit ré-mi-la-ré, mais aussi 'mort'. Ce travail lie en un seul instant, en un seul lieu, de nombreuses réflexions d'Anne-Flore Cabanis. (Terminal Five, Aéroport JFK, New York, 2004)
L'histoire, tout d'abord, celle d'un bâtiment au modernisme engagé de l'architecte Eero Saarinen, construit au tout début des années 60 et reconnu comme monument historique en 2005. Ainsi subsiste une œuvre massive de béton, comme une coquille, qui montre et accueille en son sein une vision profondément humaine de la forme et du mouvement, mais qui au moment de l'ouverture de cette exposition se trouvait à l'abandon, attendant de reprendre vie. L'histoire aussi de la performance contemporaine, en écho à l'œuvre de Bruce Nauman Violin Tuned D.E.A.D (1969), aujourd'hui conservée au MoMA. Une histoire d'attente, patiente ou impatiente mais tenue sur un son inspiré d'une pensée funeste, qu'Anne-Flore Cabanis contrecarre en un instant lorsque sa performance musicale se conclut en ce mots : 'D.E.A.D Terminal FIVE lives a rebirth'.
Superposée à la présence historique, c'est par ailleurs le quotidien qui se représente dans cette œuvre. Le hall d'aéroport, ses différents niveaux joints par des escaliers en courbe, sont autant de cadres dans lesquels se jouent départs et arrivées, voyages, rêves d'ailleurs et ruptures, que la ligne au sol reprend et raconte à qui veut bien la suivre, ne serait-ce que du regard. Comme ensuite avec ses installations architecturales et urbaines, c'est au mouvement qu'Anne-Flore Cabanis s'attache déjà ici. Celui de tous ceux qui sont passés un jour, de tous ceux qui y passeront, et finalement son propre mouvement, en tant que témoin d'une époque, d'une humanité vivante. En tant qu'artiste, tout simplement.
Le geste de la main sur le papier ou la toile, le mouvement de la performance, le rythme des pas ici ou là, la tension. C'est l'expression même de l'existence personnelle de leur auteur qui fait les œuvres d'Anne-Flore Cabanis, et elles n'ont besoin de rien d'autre.
Pierre-Nicolas Bounakoff historien d’art et commissaire d’exposition