À flux tendu.
Ce sont des élastiques tendus, des bandes de scotch, des droites tracées à l’encre sur du papier blanc, mais pour Anne-Flore Cabanis, ce sont des lignes. Parfois, elles se déploient sur la surface plane d’une feuille, parfois elles se projettent dans l’espace ou s’enchevêtrent au sol comme des mikados de bois. A Mulhouse, dans le hall de la Filature investi par l’artiste lors de la saison 2012 – 2013, elles sont tantôt blanches, tantôt agencées à l’image du spectre lumineux.
Au fil des interventions (7 au total), les visiteurs du lieu les ont vues tour à tour « rebondir » dans l’espace après avoir heurté aléatoirement l’escalier ou les coursives du premier étage – d’où le titre de l’oeuvre, Rebonds – puis saturer le sol d’angles obtus ou de segments de quelques mètres.
Pour Anne-Flore Cabanis, ces lignes succèdent à une patiente observation des lieux, dont elles sont venues révéler la vocation : accueillir le mouvement. Le hall est en effet un lieu de passage et de distribution. Il est traversé par un flux de visiteurs en transit, d’employés, d’agents de nettoyage, par tout un public en transit. Rebonds est un peu comme la projection de ce flux : « L’accueil reçoit puis redirige, écrit-elle à propos de son intervention. Comme un point d’éclatement, il disperse les trajectoires vers la galerie, la médiathèque, les bureaux, la salle modulable, la grande salle, les salles de répétition, etc. »
La demande du commanditaire était que l’oeuvre in situ invite à regarder le lieu autrement. Pour la satisfaire, l’artiste conjecture des visiteurs et les possibilités presque infinies de leurs déplacements dans l’espace.
Ces lignes réitérées obsessionnellement par tous les moyens et sur tous les supports loisibles, c’est donc bien cela : des trajectoires. Trajectoires hypothétiques du visiteur devant et dans le hall de la Filature, mais aussi trajectoire de la lumière dont les rayons viennent successivement frapper divers points du mur. Trajectoires des passants sur une place : à Bruxelles, en septembre 2013, Anne-Flore Cabanis déroule devant la galerie ArchiRAAR une ligne de scotch longue de 5,5km. La vidéo Chronotopie qu’elle a tiré de l’événement souligne l’étroite relation entre les flux de passants qui traversent les lieux et la progression de l’oeuvre, dont les segments s’entrecroisent jusqu’à saturer le sol. Quant aux « labyrinthes » (la plasticienne a longtemps nommé ainsi ses lignes sur papier), il est facile d’y voir une trajectoire psychique, une simple projection des ratiocinations de l’artiste.
En suivant sa ligne, Anne-Flore Cabanis donne à voir des flux, toutes sortes de flux : flux humains, flux de conscience, flux ferroviaires (lors de la Nuit blanche Metz en 2012, elle a investi la gare de Metz dans une installation intitulée Tracés), et même flux sanguins (en 2013, dans le cadre de Slick Art Fair Paris, elle a exécuté 6 lignes labyrinthiques sur papier avec son propre sang, performance --:--:--, sang sur papier). D’où son intérêt pour les « connexions » (c’est le titre d’une de ses oeuvres au Centquatre-Paris), pour les gares, pour les réseaux – et bien sûr pour les lignes, dont il faut voir ici un synonyme de trajet, d’itinéraire, comme on parle d’une ligne de bus ou d’un pilote de ligne. Flux, lignes, connexions, trajectoires : le lexique d’Anne-Flore Cabanis se superpose à celui de la mobilité, paradigme régnant du monde où nous vivons. Mais chez la plasticienne, ce paradigme permet d’incliner l’intervention in situ dans le sens d’une méditation sur le temps.
De fait, les trajectoires d’Anne-Flore Cabanis n’ont rien de fonctionnel ni de routinier. Inquiètes, obsessionnelles, à l’occasion labyrinthiques, elles semblent accomplir un rituel dont l’objet serait d’occuper l’espace pour maîtriser le temps en lui donnant forme. Entreprise difficile et sans doute condamnée d’avance, d’où l’hésitation qui balance ses oeuvres entre deux pôles : d’un côté l’ordre, la règle, la patience, la tentation géométrique, la rigueur scientifique (avant de faire les Beaux-arts, Anne-Flore Cabanis voulait être ingénieur); de l’autre, l’entropie, le déséquilibre et l’instantané. Ici, la compulsion. Là, l’impulsion.
Exemples : en 2013, à la galerie Vincenz Sala, au cours d’une performance inaugurale Temps, l’artiste déchire méthodiquement un dessin à l’encre qui lui a réclamé plusieurs dizaines d’heures de travail. Le geste est d’autant plus transgressif (d’ailleurs, dans la salle, le public récrimine et réprouve) que le dessin obéissait à des contraintes fortes, imposées par l’artiste à elle-même : déployer à main levée une unique ligne d’encre sur le papier, en noircir la surface à coup de bifurcations à angle droit, ne jamais faire se croiser la ligne.
Ce travail obsessionnel, cette construction patiente et répétitive d’une forme familière se voit ainsi défier par le geste imprévu de la main qui détruit. De la même manière, l’artiste clôt le cycle de ses interventions à la Filature en invitant le public à couper les élastiques si patiemment tendus. La ligne droite s’assouplit brusquement et fouette l’espace dans sa trajectoire.
« Mettre de l'étranger dans le familier », écrit Anne-Flore Cabanis en guise de pensum à propos des Rebonds. Et aussitôt elle ajoute : « ne pas avoir peur de frôler l'étrange et le chaotique. » Dans ce frôlement, dans ce léger déséquilibre et cette hésitation, se tient sa singularité.
Stéphanie Lemoine auteur de «L'art urbain» coll. Découvertes Gallimard et co-auteur de «Artivisme» et «In Situ» éd. Alternatives